« Dis-moi mon cher Tobie, dit l’Archange Raphaël, sais-tu à quelle époque a été peint notre tableau par Santi di Tito ? Depuis quand existons-nous en tant qu’œuvre d’art ? Depuis quelle époque cheminons-nous ensemble, main dans la main, les yeux dans les yeux ? N’en as-tu pas assez de cette vie figée, et de cette flegmatique contemplation de nous deux ? L’été qui vient d’arriver va durer de longues semaines. N’as-tu pas envie de partir en villégiature, comme tout un chacun, et de découvrir un peu le monde ? – Eh bien, allons-y, répondit Tobie, je te suis, comme d’habitude ! »
Ce jour-là, les deux personnages sortirent du tableau et disparurent de l’église Saint-Eustache, ne laissant derrière eux qu’un cadre vide présentant seulement son décor de fond ! Les guides touristiques furent mis en défaut ! En effet, comment allaient-ils présenter aux touristes cette œuvre désertée par ses sujets ? Suivons nos deux personnages bibliques. Dans un premier temps, l’Archange emmena Tobie dans maints endroits du monde où l’homme était malheureux, pauvre, maltraité, exploité, victime de nombreuses guerres, et la proie de l’esclavage. Selon les cas qui lui étaient présentés, Tobie se montrait ahuri, bouleversé, outré, accablé, ulcéré, en découvrant cette face sombre de l’humanité : « C’est ça ton monde ? C’est la vie en noir ! Rentrons au plus vite nous calfeutrer dans notre beau cadre doré ! – Pas tout de suite, répondit l’Archange, les vacances ne sont pas terminées. – Drôles de vacances, je m’en serais bien passé ! – Patience, suis-moi ! »
Et le personnage céleste prit Tobie par la main et le conduisit dans de nombreux endroits du monde où les hommes semblaient heureux, épanouis, riches, repus, gavés, profitant de tout ce qui est possible et imaginable. Son guide l’initia ainsi à ce que l’on pourrait appeler la vie en rose. Tobie jubilait de joie ! Mais cela ne dura pas, car très vite l’Archange lui ouvrit le cœur et lui éclaira l’esprit. Alors son jeune compagnon se rendit bien vite compte que beaucoup de ces gens portaient en fait des masques, dissimulant leur tristesse, leur ennui, leur lassitude… Liste à laquelle s’ajoutait un piètre défilé : duplicité, envie, malversation, jalousie, perversité… « C’est ça ton monde ? Rentrons subito nous réconforter et nous réchauffer le cœur dans notre bel encadrement, et nous laisser admirer par les touristes qui s’extasient devant nous ! – Pas tout de suite, répondit Raphaël, les vacances ne sont pas terminées. Patience, et confiance, continue de me suivre ! »
Et l’Archange emmena à nouveau Tobie dans la partie de la vie en noir, celle qui l’avait rebutée, à juste titre. Tobie manifesta fermement sa réticence à y retourner, et traîna des pieds. Raphaël lui intima l’ordre d’avancer, et surtout de bien observer. C’est alors que Tobie se rendit compte que, dans ce troisième cas de figure, il retrouvait des hommes de la vie en rose, mais ceux-ci relevaient leurs manches pour aider ceux de la vie en noir, les aidant de leur richesses, de leur érudition, de leur savoir, de leurs relations, de leur éducation… Et Raphaël fit remarquer à Tobie que les personnes de la vie en rose profitaient, en retour, du don qu’ils faisaient d’eux-mêmes, et de tout ce qu’ils offraient à ceux de la vie en noir. « C’est ça le monde ? s’exclama Tobie. Alors je reste ! Appelons ça la cité de la Lumière ! Toi l’Archange, tu retournes tout seul te claquemurer dans le tableau ! – Pas question, répondit Raphaël, tu me suis, notre villégiature va se terminer ! Il faut qu’on y retourne, on ne peut pas détériorer l’œuvre réalisée par Santi di Tito, qui voulut que nous soyons tous les deux sur son tableau pour illustrer un événement biblique ! Viens, on agira autrement ! »
Et en effet… Quand les paroissiens revinrent de vacances, ils trouvèrent le tableau transformé. Était-ce bien la même toile ? L’avait-on restaurée ? Les couleurs étaient plus vives, plus chatoyantes, plus rares, plus lumineuses. Les deux personnages semblaient vivants, attentifs aux visiteurs. Effectivement, Tobie et l’Archange n’étaient plus figés dans un face à face éternel, mais maintenant, leurs deux visages étaient tournés vers les visiteurs et rayonnaient de lumière et de joie ! Les spectateurs, subjugués, ne savaient que penser. Mais nous, qui venons de lire ce récit, nous avons bien sûr compris les raisons de ce changement : dans le cas de Tobie, cette heureuse mutation était survenue grâce aux découvertes qu’il avait faites dans la cité de la Lumière ; dans le cas de Raphaël, la raison du changement se trouvait dans sa satisfaction d’avoir mené à bien la mission reçue du Seigneur.
Jean-Marie Martin, oratorien
