Je suis entré, pour la première fois, dans l’église Saint-Eustache le dimanche 14 mai 1995. Un prêtre au crâne rasé et à la voix magnétique présidait l’office et j’ai été immédiatement saisi par la majesté du grand vaisseau, la beauté de la musique, la personnalité très singulière du célébrant. Un détail a aussi, dès cet instant, attiré mon regard : le motif du cerf présent partout, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’édifice.

J’avais alors une connaissance assez vague de la légende d’Hubert, si requis par la chasse qu’il en délaissait ses devoirs. Je découvris donc qu’un Vendredi saint, le chasseur s’était soudain retrouvé face à un cerf blanc qui arborait, entre ses bois, une croix luminescente. En bon chasseur, Hubert avait poursuivi l’animal, et ce n’est qu’au bout d’un long moment que le cerf s’était immobilisé et qu’une voix avait ainsi apostrophé le chasseur  : « Hubert ! Jusqu’à quand poursuivras-tu les bêtes dans les forêts ? Jusqu’à quand cette passion te fera-t-elle oublier le salut de ton âme ? »

Devenu paroissien de la cathédrale des Halles, il m’apparut ensuite que cette histoire de chasse et de conversion reprenait exactement celle du général romain Placidas, lequel s’était converti et avait pris le nom d’Eustache, après l’apparition d’un cerf crucifère. La légende de saint Hubert mimait donc celle d’Eustache, à cette différence près, mais d’importance, que Hubert n’était pas, comme Placidas, un païen, mais un chrétien oublieux et intermittent…

Bien des années plus tard, au lendemain de son installation comme curé, le père Trocheris m’a demandé d’écrire une vie du saint patron de sa nouvelle paroisse. Je n’étais pas rentré chez moi que j’extrayais du rayon des Pléiades La Légende dorée. Eustache avait été sacrifié sous Hadrien : il y avait là la matière d’un récit que, soucieux d’honorer au plus vite la commande curiale, j’allais écrire. Ce fut Le Dieu cerf [1].

Le cerf découvert en 1995, le Dieu cerf de 2018, mais l’aventure n’était pas finie. Le titre du récit allait devenir, en effet, le nom d’un parfum, plein des fragrances forestières… Oui, ce cerf ne cesse de me hanter, ce cerf pourchassé avec ses ramures imposantes et sa croix lumineuse. Nous ne sommes plus des païens, nous avons perdu l’esprit des bois et de leur profond mystère, nos forêts sont urbaines et minérales, voire bétonnées, et, dans nos intermittences et nos irrésolutions, nous sommes sans doute plus proches d’Hubert que d’Eustache.

Alors tentons de retrouver cette présence de la forêt ; traquons l’irruption du seul animal à porter un arbre sur sa tête ; guettons, au terme d’une quête dont la forme ne peut être qu’une invention intime, l’apparition de cette croix de lumière qui nous éblouit et nous foudroie.

Philippe Le Guillou

[1] Le Dieu cerf, Éditions Fata Morgana, 2019