Frères et sœurs,

  1. Permettez-moi pour commencer d’attirer votre attention sur une peinture murale du transept sud composée par Emile Signol. Elle nous montre Jésus sortant victorieux du tombeau et cette œuvre n’est pas sans quelque proximité avec La Résurrection de Grünewald. Que remarque-t-on ? Eh bien ce qui frappe, c’est que la description qui nous est faite de la résurrection est fortement éloignée de ce que Jean nous décrit de la découverte de la résurrection de Jésus-Christ dans le récit qui vient d’être proclamé.

En contrepoint, il existe aussi nombre de tableaux où l’on voit les trois personnages se pencher au-dessus du tombeau vide, voire Pierre et Jean à l’intérieur du tombeau et découvrant les seuls linceuls

 

2/ Une fois ceci posé et notre regard (vous le verrez c’est un thème très important pour notre propos) rendu disponible à ce que nous avons à contempler, puis-je vous inviter à me suivre dans une méditation un peu développée sur la Résurrection du Christ, le mystère le plus central de notre foi ? Pour ce faire, reprenons le fil et le détail du récit de l’évangile pour en explorer la richesse mais aussi la subtile complexité.

 

  1. « Marie Madeleine se rend au tombeau de grand matin ; c’était encore les ténèbres ». La scène se passe dans la nuit. Trois personnages sont les acteurs de ce récit : Marie-Madeleine, transformée par l’amour du Christ, est la première à se rendre sur les lieux. Elle est la première témoin. Puis vient celui qui avait renié son maître, Pierre. Enfin, c’est le disciple bien-aimé qui lui également accourt vers le tombeau. Il est le premier à arriver. Nous sommes encore dans la nuit. Il a devant lui un tombeau qui est vide. La nuit et le vide. Tout indique apparemment que rien dans ce qui est vécu dans cette scène décrite par Jean ne peut être à proprement vu. Et pourtant Jean nous dit : « Il vit et il crut».

 

  1. Laissons-nous étonner par cette déclaration : « Il vit ». La langue grecque est emplie de cette question de ce que signifie « voir le visible ». En fonction de la nature de ce qui est à voir, elle utilise des verbes très différents. Cette force de mise en nuances de différentes expériences du voir disparaîtra avec le latin qui au regard de toutes ces différentes expériences va privilégier un verbe : videre, et se détachera de l’influence de la nature de la réalité sur la composition de la vision, pour s’attacher aux états mentaux de celui qui voit. Peu à peu, en occident, ce verbe va enfermer tout ce qui est visible sur le seul terrain de la représentation. Dans son évangile, Jean utilise quatre verbes grecs pour exprimer la vue (pas de substantif) : (a) theaomai (6 f.), (b) theôreô (24 f.), (c) blepô (17 f.), (d) horaô (86 f.). Horao selon la manière dont il est conjugué, et selon son contexte peut renvoyer à différents états du visible : l’interjection (voici, voyez cela) ; la vue physique = vue des apparences ; la vue de Dieu ; une vue physique qui renvoie à une vue spirituelle ; la vue avec la foi. La vue avec la foi est la vue la plus intensive. Elle implique la vue théologique, mais avec cette idée de participation du voyant à ce qu’il voit. C’est ici le cas.

 

  1. Alors reprenons notre récit. Le disciple bien-aimé voit dans la nuit et, à partir d’une composition de linges qui manifestent la disparition du cadavre, il voit ce qui s’apparente dans notre existence terrestre à du vide. Enfin, cette vision du vide dans la nuit le fait lui-même participer à ce qui est à croire. En ce sens, le lien entre les deux verbes « voir » et « croire » n’est pas un lien extrinsèque. Une relation interne les lie étroitement l’un à l’autre. Cette remarque nous engage à formuler le point de vue suivant et qui est fondamental : le croire du disciple bien-aimé n’est nullement le résultat d’un jugement causal qui se déduirait de la vision du vide. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’il constate l’absence du cadavre que le disciple bien-aimé en déduit que Jésus est ressuscité. Il faudrait bien plutôt affirmer que ce qu’il voit dans la grotte vidée de son contenu, c’est le Christ ressuscité lui-même. Nous pourrions ici reprendre la notion des « yeux de la foi » utilisée par Pierre Rousselot, théologien jésuite du début du XXe siècle.

 

  1. L’usage du verbe que Jean propose au sujet de la vision qu’il attribue au disciple bien-aimé nous mène à une interrogation qui doit nous-mêmes nous toucher, surtout lorsque nous considérons les plus grands mystères de la foi. Et ici et aujourd’hui, le grand mystère auprès duquel nous sommes tous convoqués, à savoir celui de la mort et de la résurrection du Christ. Et si vous me le permettez, j’ajouterais, le mystère de la mort et de la résurrection du Christ en tant que celui-ci est l’expression parfaite de cet autre et gigantesque mystère qui est celui de l’éternité de Dieu. « Il vit et il crut ». Le disciple bien-aimé est porté par une metanoïa (« s’ouvrir à plus grand que soi » = « l’ouvert »). Cette metanoïa désigne une métamorphose du regard. Ce qui est à voir, le disciple bien-aimé l’a bien vu, au-delà précisément de la nuit qui l’environne et qui correspond de fait aux ténèbres que la mort du Christ sur la croix a produites, au-delà du vide qui est celui de sa vue physique. Dans la nuit et devant les linges vides du tombeau, les yeux de la foi voient le Christ ressuscité. Un tel regard, une telle vision s’apparente profondément à ce que la tradition catholique désigne par « vision béatifique». L’expression de « vision béatifique » (béatifique signifiant ce « qui rend heureux ») provient du Sermon sur la montagne, dans l’évangile selon Matthieu, précisément au moment où Jésus affirme « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. » La vision béatifique est la vision du visage du Christ lorsque la personne morte se découvre sauvée après qu’il lui est donné de contempler le visage du Christ. Mais revenons à cette notion du vide.

 

  1. La pensée occidentale a horreur du vide. A l’art lui-même, sauf précisément dans l’art minimaliste, on demande une contenance. Avec le récit de la résurrection par Jean, il faut probablement nous détourner de notre appréhension du vide. Qu’exprime en effet ce vide que certains peintres et mosaïstes ont représenté par la vue des seuls linceuls ? Le vide peut rappeler le ex nihilo de la création. Mais il exprime surtout que l’ici et là de la personne du Christ est désormais d’une autre nature. L’ici et là du Christ n’appartient désormais ni à notre temps ni à notre espace. Ils recouvrent désormais la pleine dimension de l’Ouvert (avec un grand « O ») dans lequel le disciple est introduit avec un sentiment de vertige. Vertige devant la perte de sa compréhension de lui-même. Vertige encore devant la nouveauté de cette vie qui lui est désormais présentée en voulant s’emparer de lui. Le mot « Ouvert » que j’ai utilisé indique une sortie du temps et de l’espace, mais il pointe surtout un présent dont la dynamique n’est autre que celle d’un présent constamment ravivé, revivifié. Un tel présent est l’Être-exaucé, l’Accompli. Il est Dieu. Il est l’éternité en tant que cette éternité n’est pas à côté de Dieu, mais qu’elle est la vie de Dieu, et la vie de Dieu en tant qu’elle veut s’offrir aux disciples mus par cette impératif : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ». Je précise ici deux choses : la bonne volonté en question nous renvoie directement à l’esprit des béatitudes, et l’homme véritable, celui qui est pleinement empli de cet esprit, n’est autre que la personne même de Jésus-Christ.

 

  1. Jésus-Christ est donc l’Exaucé, mais l’Exaucé en tant que par son acte, celui-là même de sa mort et de sa résurrection, il se rend visible à l’homme. Avec lui, l’éternité s’est faite humaine. Et lorsque nous affirmons cela, nous devons bien entendre qu’il s’agit d’une nouvelle humanité, que cette humanité n’est pas appelée à demeurer isolée, mais à retentir comme un appel, comme une voix qui gagnerait le cœur de tous les hommes et de toutes les femmes de tous les temps, ceux-ci se laissant travailler par la conversion de leur regard en « yeux de la foi » (pour reprendre l’expression du P. Rousselot évoquée plus haut). Un travail orienté par le souci d’embrasser l’esprit des béatitudes qui est l’esprit de Jésus. Un travail mû par la grâce du baptême et des sacrements. Oui, et comme l’évangéliste Jean le narre, chacun de nous est appelé à devenir le disciple bien-aimé, celui qui accourut afin d’être le premier à voir le ressuscité. Il avait déjà écouté la voix de l’Exaucé. Comme d’autres disciples, « Oui, Maître, tu es le Fils de Dieu », il l’avait déjà reconnu, avec cette force qui lui était cependant propre, d’écouter cette voix en se penchant sur le cœur de Jésus-Christ. Voix qui appelle à une éternité qui se destine à se communiquer aux disciples qui se sont laissés éprouver par la visibilité de cette éternité. L’épreuve dont je parle consiste en ceci : le disciple bien-aimé est celui qui aime Jésus, et il l’aime en sentant en lui la force de résurrection que cet homme porte, en reconnaissant en lui, l’éternité de Dieu, une éternité qu’il a bien comprise comme lui étant offerte. Les yeux du disciple bien-aimé ont su voir et ce voir est pleinement assimilable à l’amour qu’il a partagé avec le Christ.

 

  1. Ainsi, l’éternité qui m‘est donnée : c’est Christ ressuscité. Tout ce qui est écrit dans la Bible, tout ce qui est porté par les sacrements est cet appel à convertir notre regard pour accéder à la vision de l’éternité de Dieu. Il y a préparation à la vision béatifique, mais il y a surtout et maintenant à nous rendre un cœur sincèrement aimant de Jésus-Christ dans l’acte même de sa mort et de sa résurrection.

Un autre tableau de l’église Saint-Eustache représente la vision du Ressuscité, Les Pèlerins d’Emmaüs de Rubens (et atelier). Les deux disciples, au broiement du pain, reconnaissent le Christ ressuscité, alors que les deux personnages du fond (le jeune homme et la vieille femme) ne voient rien de cette réalité spirituelle, qui est désormais devenue manifeste pour les yeux de la foi.

Par son regard levé au ciel, Jésus est directement relié au Père.

 

  1. Au terme de cette méditation, j’en conviens un peu exigeante, je nous renvoie à ce qui nous échoit au cœur du Mystère : vouloir l’éternité, telle que j’ai essayé d’en esquisser les traits. Cette éternité qui m’est, qui nous est donnée, et la rechercher au cours de notre pèlerinage sur cette terre, jusqu’à la recevoir pleinement dans les linéaments de notre propre mort. Avant même la vision béatifique qui nous attend dans sa plénitude, d’ores et déjà, pour nous et pour tous les hommes, Jésus-Christ ressuscité est l’éternité de Dieu. Elle s’est rendue visible et elle appelle à être vue avec les yeux qui sont ceux de la foi. Aimer Jésus dans l’assentiment même de notre foi : « Oui tu es le Fils de Dieu »

 

Yves Trocheris, curé