Beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous, d’après ce que nous ont transmis ceux qui, dès le commencement, furent témoins oculaires et serviteurs de la Parole. C’est pourquoi j’ai décidé, moi aussi, après avoir recueilli avec précision des informations concernant tout ce qui s’est passé depuis le début, d’écrire pour toi, excellent Théophile, un exposé suivi, afin que tu te rendes bien compte de la solidité des enseignements que tu as entendus.

En ce temps-là, lorsque Jésus, dans la puissance de l’Esprit, revint en Galilée, sa renommée se répandit dans toute la région. Il enseignait dans les synagogues, et tout le monde faisait son éloge. Il vint à Nazareth, où il avait été élevé. Selon son habitude, il entra dans la synagogue le jour du sabbat, et il se leva pour faire la lecture. On lui remit le livre du prophète Isaïe.

Il ouvrit le livre et trouva le passage où il est écrit : L’Esprit du Seigneur est sur moi parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs leur libération, et aux aveugles qu’ils retrouveront la vue, remettre en liberté les opprimés, annoncer une année favorable accordée par le Seigneur.

Jésus referma le livre, le rendit au servant et s’assit. Tous, dans la synagogue, avaient les yeux fixés sur lui. Alors il se mit à leur dire : « Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Écriture que vous venez d’entendre »

Évangile de Jésus Christ selon saint Luc

Méditation

Ce texte enjambe « l’évangile de l’enfance » en rassemblant un prologue dans lequel Luc annonce son projet littéraire, et le récit des débuts de Jésus de retour en Galilée. Il est interrompu avant la réaction des auditeurs au commentaire de Jésus : « aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Écriture que vous venez d’entendre ». Ils le rejettent après fait son éloge, selon un écart analogue à celui qui sépare les Rameaux de la crucifixion. En dramatisant la scène par laquelle Jésus inaugure sa prédication, Luc annonce le malentendu dont est l’objet son parcours.

Il le présente comme un double accomplissement : d’une part accomplissement des écritures qui racontent comment la promesse de Dieu n’a cessé de renaître à chaque fois qu’elle semblait sombrer dans les méandres de l’histoire du peuple d’Israël tombé en esclavage, errant dans le désert, exilé par les invasions assyriennes, etc., jusqu’à sa réalisation parfaite dans la personne de Jésus : il incarne les différentes traditions qui nourrissent, encore aujourd’hui, l’attente d’Israël. Pour les chrétiens, Jésus est compris comme étant tout à la fois le grand prêtre, le Messie et le prophète attendus par Israël. L’extrait d’Isaïe lu par Jésus à la synagogue, l’exprime bien tant il porte des traits et du grand prêtre (l’onction) et des prophètes (le contenu de la lecture). D’autre part, comme chez Marc, l’accomplissement des temps dans la venue du Royaume de Dieu en Jésus. Luc interprète les « événements qui se sont accomplis » et pas seulement « déroulés » comme la marque de la puissance et de la justice de Dieu à l’œuvre concrètement dans le monde : les termes « libération », le don d’une vie renouvelée ne sont pas des expressions imagées qui désigneraient des biens spirituels, comme nous pouvons être tentés de le faire, nous qui, aujourd’hui, peinons à comprendre l’idée d’un salut en Jésus-Christ.

Luc appartient à la deuxième ou troisième génération des chrétiens. Le retard de la parousie devient un problème pour la crédibilité de la promesse de Dieu réalisée dans la vie, la passion, la mort, la résurrection dans l’attente de sa venue. Celle-ci tardant à se réaliser, Luc s’efforce de nourrir l’espérance chrétienne en mettant moins l’accent sur le salut à venir, que sur celui accompli dans la personne de Jésus et qui concerne tout un chacun, à son époque comme à la nôtre : l’accomplissement une fois pour toutes de la promesse qui ne cesse d’advenir dans l’histoire des hommes. Après avoir fait le chemin qui va de la Parole mise par écrit aux événements, il parcourt celui qui va de l’histoire de Jésus à sa signification pour ses contemporains comme Parole vivante. Au lieu de n’évoquer que l’histoire passée, Luc cherche à nourrir la vie de l’Église dont il était contemporain, d’un salut transmis par « les témoins oculaires et serviteur de la Parole », et qui ne cesse d’advenir à travers les événements.

Luc se met au service de cette Parole pour que l’histoire du salut continue de produire des fruits dans le renouvellement des questions qui nourrissent chaque génération. À la lumière d’une lecture ecclésiale de l’Évangile, où et quand pouvons-nous dire : Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Écriture que vous venez d’entendre ? de sorte que l’invitation liturgique « Acclamons la parole de Dieu » soit reçue et célébrée comme confession de son actualité. Comme Luc, nous vivons un entre-deux qui s’appuie sur le témoignage de ceux qui ont expérimenté qu’il n’est pas vain de mettre sa confiance en Jésus-Christ pour affronter l’adversité d’une existence. Où l’Écriture s’accomplit-elle comme Parole de Dieu pour les pauvres, les migrants, les aveugles, les captifs, opprimés par d’autres promesses d’un salut dans la seule consommation, les mirages de la seule technologie, la seule rationalisation financière, l’élimination des plus faibles aux deux bouts de l’existence humaine ? La crédibilité de l’évangile dépend de la capacité des chrétiens à discerner ensemble l’action de Dieu déjà présent dans le renouvellement des questions spirituelles de notre temps.

François Picart, prêtre de l’Oratoire