Nous venons d’entendre le long récit de la Passion, d’après l’Evangile selon saint Jean. Et en nous, monte un grand silence, silence qui se prolongera tout au long de la journée du Samedi saint. Silence qui nous unit à tous les crucifiés de notre temps, à ceux et celles qui sont confrontés au deuil, à la perte d’un être cher, ceux qui souffrent dans leur corps, dans leur âme, ceux et celles qui sont réduits au silence, victimes de la guerre, des évènements environnementaux, de la crise climatique, silence qui nous unit à ceux qui désespèrent. Oui, c’est le silence de la désespérance, de la commune désespérance de notre humanité aux prises avec le mal, avec la perte, avec la mort.
Il serait tentant de vouloir se soustraire au vide laissé par la perte, la mort, en nous réfugiant d’emblée à la fin de l’histoire, ne savons-nous pas en effet qu’« Il ressuscitera au troisième jour ». Mais justement, ce ne sera qu’au 3e jour et non dans l’immédiat ! Il y a une temporalité à laquelle personne ne peut échapper, de sorte que l’espérance de la résurrection ne saurait nous épargner le présent de la désespérance. La lettre aux Hébreux nous le dit autrement, me semble-t-il, « c’est par ses souffrances et par sa mort que le Christ est, je cite, « la cause du salut éternel », ce qui laisse entendre que c’est seulement du lieu de la perte que le mot « salut » peut avoir une portée et un sens. Pour autant, ce n’est pas qu’il faille conduire l’être humain vers sa perte pour mieux lui faire éprouver la nécessité du salut. En effet, il y a toujours quelque chose de détestable dans cette apologétique qui se nourrit, à la façon d’un charognard, des détresses humaines. Non, Dieu ne nous sauve pas en exigeant de nous de souffrir ! Pas plus qu’il ne serait un « Dieu bouche trou », pour parler comme Bonhoeffer. Bien au contraire, en Christ, Dieu lui-même n’est pas épargné par la désespérance, ni même par la mort. Lui-même se vide ! Dans la lettre aux Philippiens, Paul n’écrit-il pas littéralement : « Il s’est vidé lui-même prenant la forme d’un serviteur, devenant semblable aux hommes, Il s’est abaissé jusqu’à la mort et la mort sur la croix » (Ph 2,6-7). Par l’incarnation jusqu’à mourir, la kénose christique est en quelque sorte un processus d’évidement, c’est un « dieu qui s’athéise » dira Jean-Luc Nancy, un dieu qui donne à sa présence la forme d’un retrait, d’une absence.
Ce n’est pas un hasard si au cœur de la liturgie, aujourd’hui et demain, se trouve une sorte de confrontation au silence, au vide. Cela nous délivre de tout rapport fétichiste à la liturgie, à la religion en général. Les grands compositeurs l’ont bien compris, je pense aux Leçons des ténèbres, celles de Couperin, Charpentier magnifiquement interprétées en cette église, au soir du Mercredi saint, mais aussi à cet espace laissé vide devant nous, au cœur de la nef, sous la hauteur des voûtes, ce soir obscurcie, symbole de l’expérience commune de la perte qui nous relie, dans l’espace comme dans le temps. Il me semble que l’on peut parler là de communion dans la désespérance. Au contraire de l’apathie, il s’agit alors d’habiter le temps présent avec « patience », comme le disaient déjà les premiers chrétiens, c’est-à-dire de ne pas céder sur ce qui travaille au cœur du vide et qui contient une promesse dont on ne sait encore rien. Car le vide n’est pas rien, ce n’est pas le néant. Certes, dans la désespérance, nous faisons l’expérience que nous ne possédons pas ce qui nous manque. Ce que nous désirons ne cesse pas de nous manquer. Mais la désespérance contient aussi ses propres possibilités de salut. Le désir qui désespère de ce qui lui manque toujours peut tout aussi trouver ou retrouver justement sa joie dans ce qui reste une soif infinie, à l’instar de la soif du Christ en croix, le désir de vivre, de sur-vivre, en un mot de ressusciter. En traversant la désespérance, et non en la fuyant, nous pouvons témoigner de ce qu’Agamben appelle une « obscure sagesse », cette sagesse qui « veut que l’espérance soit destinée à ceux-là seuls qui n’ont plus d’espérance. »
La liturgie nous fournit donc la clé qui permet de tenir dans la désespérance, de la traverser, de déchiffrer nos vies en termes de participation à la kénose du Christ. Bien sûr, cela ne transforme pas nos vies en contes de fées ! Notre existence est celle d’hommes et de femmes que la mort, sous toutes ses formes, atteint toujours et souvent de plein fouet, mais que la désespérance ne terrasse plus. Julia Kristeva parle de la désespérance comme de l’épreuve qui consiste à mourir sans mourir, ce qui revient à vivre sans vivre. Une forme de « vie invivable » ou de « vie dévitalisée », travaillée sans cesse par la soif de vivre. Avec une délicatesse toute particulière, Madeleine Delbrêl a exprimé cela :
« C’est la vie qui nous prépare à mourir : et elle connaît bien son métier. Il suffit de l’écouter, de la voir, de la suivre. Ou grandement selon les jours. Quelques fois sans nous faire du tout de mal. D’autres fois en nous disloquant de douleur. Quelques fois en soulignant nos petites morts quotidiennes, d’autres fois en étendant morts ceux que nous aimons plus que nous-mêmes. La vie, c’est notre maîtresse de mort. Mais, à son tour, la mort nous devient maîtresse de vie. Il s’agit, dans cette fréquentation de la mort, d’apprendre à fréquenter la vie ».
S’il est vrai que la vie est notre maîtresse de mort, à chaque fois unique, et toujours renouvelée, s’il est vrai que nous ne cessons jamais d’apprendre à fréquenter la vie en fréquentant la mort, ne peut-on pas en dire autant de l’amour, l’amour dont l’Ecriture affirme justement qu’il est « fort comme la mort » ? L’amour dont Paul écrit qu’il « supporte tout, croit tout, espère tout, endure tout » et que, littéralement, « il ne tombe jamais à terre », ce qu’on traduit ordinairement par « l’amour ne passera jamais ». Mais, en restant au plus près du texte grec (1 Co 13,8), on comprend que si l’amour ne tombe jamais à terre, cela veut peut-être dire aussi qu’on ne peut jamais le mettre « sous » terre, qu’on ne peut jamais l’enterrer définitivement.
La liturgie du Vendredi saint s’inscrit précisément, me semble-t-il, dans cette tension entre l’amour et la mort. Qu’est-ce à dire ? Que si l’amour ne tombe jamais à terre, s’il est fort comme la mort, et même, nous le croyons, plus fort que la mort, il constitue du même coup la seule voie royale qu’il nous reste quand tout est perdu. Rien de volontariste, ici, mais la seule grâce de la patience, la grâce de demeurer silencieusement auprès du tombeau, d’éprouver l’absence, d’habiter le vide. Permettez-moi de terminer par un célèbre poème de Jean-Joseph Surin, un mystique du 17e siècle, qui arrime la désespérance à une proximité de plus en plus grande à Celui que Surin nomme l’Amour. Avec ce refrain qui scande chacune des strophes : « Ce m’est tout un que je vive ou je meure, il me suffit que l’Amour me demeure ».
Avant la vénération de la croix, qui n’a rien d’un rituel morbide, avant le grand silence du Samedi saint, écoutons la dernière strophe du poème.
Je ne veux plus qu’imiter la folie
De ce Jésus, qui sur la Croix un jour,
Pour son plaisir, perdit honneur et vie,
Délaissant tout pour sauver son Amour.
Ce m’est tout un que je vive ou je meure,
Il me suffit que l’Amour me demeure.
Au-delà de la désespérance, ce qui nous reste, au fond, n’est-ce pas la joie de l’Amour, celle d’aimer et d’être aimé ?
Père Romain, vicaire à Saint-Eustache