Gn 14, 18-20 / Ps 109 (110) / 1 Co 11, 23-26 / Lc 9, 11b-17

Je le disais en commençant notre célébration, il y a, alors qu’on a déjà entamé le retour au Temps ordinaire, le Temps de l’Église, il y a quelques étapes encore qui nous permettent de revenir sur certains aspects de notre foi au gré de quelques célébrations importantes.

La semaine dernière, il vous en souvient, c’était une méditation, et une célébration, sur le Mystère de la Trinité. Dit comme ça, ça sonne un peu comme une abstraction. Et nous nous étions dit qu’il valait mieux envisager cette fête comme la célébration de ce que nous a révélé le Seigneur Jésus : Dieu comme une communion d’amour. Non pas comme une sublime solitude, mais comme une communion d’amour qui entend se communiquer et pas seulement se communiquer, mais qui entend aussi que nous soyons nous-mêmes des artisans de la prolongation dans l’humanité de cette communion qui est en Dieu et qui est Dieu.

Aujourd’hui, fête du corps et du sang du Seigneur. Il n’est peut-être pas inutile, en commençant, de se rappeler que, dans la liturgie, le vrai moment où nous célébrons le sacrement du corps et du sang du Seigneur, c’est et ça reste tout de même le Jeudi saint. C’est là que le geste de Jésus est resitué dans la dynamique de toute son existence. Il arrive à Jérusalem et il partage un dernier repas avec ses disciples. Un dernier repas qui a vocation à rester dans les mémoires. Et s’il vous en souvient, le Jeudi saint, curieusement, l’Évangile que l’on proclame, ce n’est pas un récit d’institution de l’eucharistie, c’est bien un récit d’institution au fond d’un geste
eucharistique, si surprenant que ça apparaisse, mais qui est le lavement des pieds. Jean suppose connu le récit de l’institution. Et du coup, il médite plutôt sur la signification, sur le fruit que peut (ou doit) porter dans nos vies le sacrement de l’eucharistie, sur la dynamique qu’il peut imprimer à nos existences.

Alors de tout ce que nous avons entendu, que retenir ? Juste quelques points tant il y a à dire. La première. J’aime toujours le rappeler, le geste de l’eucharistie c’est le geste de Jésus. C’est Jésus qui dit et seul peut dire : « Prenez et manger ceci est mon corps. Prenez et buvez, ceci est mon sang ». Et je me suis souvent dit et je me dis encore souvent que les chrétiens nos premiers frères ne se seraient peut-être pas saisis de ce geste si Jésus ne leur avait pas dit de le faire. C’est tellement le geste de Jésus, il lui est tellement approprié, il lui est tellement personnel ! Lui seul, lui seul en a l’authenticité et personne n’aurait osé reprendre à son compte ce que dit et ce que fait Jésus.

Et là, nous touchons du doigt la raison pour laquelle nous célébrons la messe, nous célébrons l’eucharistie. Ne pensez pas à la piété, ne pensez pas à la dévotion, ne pensez même pas à la ferveur. Tant mieux s’il y a de la piété, de la dévotion et de la ferveur ! Mais si nous célébrons l’eucharistie, c’est parce que le Seigneur nous l’a demandé : « Faites ceci en mémoire de moi. » De sorte que, non seulement il devenait possible de ressaisir ce geste de Jésus, mais même cela devenait nécessaire, sans oublier que, même quand c’est nous qui célébrons la messe, même quand c’est le prêtre qui consacre à l’autel, au cœur de la prière de l’assemblée, de toutes façons, c’est Jésus qui nous convoque, c’est Jésus qui se donne à nous, c’est Jésus qui nous nourrit.

Vous avez remarqué certainement dans la deuxième lecture, dans l’épître de Paul aux Corinthiens, la première, au chapitre 11, c’est un des récits d’institution que l’on a. Et vous avez remarqué — d’abord il faut savoir que ça vient dans un recadrage. La communauté de Corinthe était parfois un peu agitée et régulièrement Paul devait lui remettre les pendules à l’heure, et même parfois lui « remonter un peu sévèrement les bretelles ». Et là, s’il leur dit ce qu’il dit, c’est parce que justement, lorsqu’ils se retrouvent pour manger ou pour partager le repas du Seigneur, Paul leur reproche de ne pas se respecter les uns les autres. Les uns ont faim pendant que les
autres se goinfrent et que d’autres sont ivres. Et saint Paul leur fait le grief de ne pas respecter le corps du Seigneur. Pas seulement ce qu’il y a sur l’autel, mais ce qu’ils sont, eux, le corps du Seigneur.

Mais ce que je voulais surtout vous dire, c’est que on voit dans cet épître combien très vite nos frères ont assimilé le geste du Seigneur. Lorsque saint Paul va le proposer, tout se passe comme s’il s’effaçait devant le geste, comme nous le faisons encore aujourd’hui. Aujourd’hui, lorsque nous approchons de l’épicentre de la prière eucharistique, on n’a plus une prière confectionnée par quelqu’un. Chez Paul, on aurait pu avoir un discours introduisant à, ou transmettant la chose. Pas du tout ! saint Paul s’efface et dit littéralement : « Pour moi, je vous ai transmis ce que j’ai moi-même reçu : la nuit où il fut livré, le Seigneur prit du pain… », on connaît la suite. Et c’est toujours avec la mémoire de ce geste que nous restons. Mais notez comment saint Paul s’efface dans le moment même où il transmet ce geste si important, celui que nous posons le plus dans notre vie de chrétien.

Il y a peut-être une autre chose que l’on peut dire à propos de l’eucharistie. Je la reprends de l’Évangile selon saint Luc. Je ne sais pas si vous avez fait attention au début du récit, vous avez entendu ceci : « En ce temps-là, Jésus parlait aux foules du Règne de Dieu, et guérissait ceux qui en avaient besoin. Le jour commençait à baisser. » On est dans saint Luc, et quand je lis cela, immanquablement, je repense à un autre passage de Luc, au chapitre 24, c’est le passage des disciples d’Emmaüs. Là aussi, Jésus fait route avec des gens, deux disciples qui sont perdus, qui ne comprennent plus rien. Jésus ouvre leur intelligence au sens des Écritures, il leur parle
comme aux foules ici, du Règne de Dieu. En leur parlant, il soigne leur manque de foi, ou peut-être leur inintelligence. Et lorsqu’ils arrivent à Emmaüs, qu’est-ce qui se passe ? Jésus fait semblant d’aller plus loin, et on lui dit : « Mais non, il se fait tard, déjà le jour baisse, reste avec nous ! » C’est comme si ces quelques mots, ici, au chapitre 9 ou bien au chapitre 24e, introduisaient au même geste eucharistique.

Et ce que va nous dire la page que nous lisons ici, c’est que le geste eucharistique, il est inépuisable. Je vais directement à « ce qui reste ». À la fin de cette page d’évangile on nous dit : « Douze paniers », quand on ramasse les morceaux après que cinq mille personnes et plus se sont nourries, se sont rassasiées. Comment cela est-il possible ? Parce que si l’eucharistie est inépuisable, c’est parce que le Christ lui-même est inépuisable. Un grand théologien, Thomas d’Aquin disait que le trésor spirituel de l’Église, tout entier, est contenu dans l’eucharistie. Et on le comprend bien car l’eucharistie ne fait pas nombre avec le Christ. Dans l’eucharistie, le Christ
ne donne pas quelque chose, même de sublime, qui viendrait de lui, il se donne lui-même. Et comme le chantait très joliment une hymne composée par un religieux dominicain : « Tu donnes à tous sans distinction la même part, car c’est toi-même que chacun reçoit. »

Alors, encore une notation que je n’aurais pas sans doute faite pour le Jeudi saint, mais que je peux faire le jour où nous célébrons le Saint Sacrement du corps et du sang du Christ. Sans doute aussi parce que, à l’époque du fameux saint Thomas dont je parlais, c’est le début où se déploie davantage la dévotion eucharistique justement et saint Thomas parle magnifiquement de l’eucharistie. Et pour nous aider, autant que faire se peut, à en pénétrer la profondeur, je vous partage juste quelques éléments de sa réflexion.

Lorsque nous considérons l’eucharistie, qu’est-ce que nous avons d’abord ? Eh bien nous avons d’abord, dans la procession des offrandes : du pain et du vin « fruits de la terre et du travail des hommes ». Quelque chose de très très simple, une réalité qui est de ce monde-ci, purement et simplement. Une fois que la prière de l’assemblée et le ministère du prêtre ont eu lieu sur ces espèces, une fois qu’a été invoqué l’Esprit, nous avons du pain et du vin, mais nous confessons que là est le corps et le sang du Seigneur. C’est-à-dire que nous avons une réalité qui est à la fois de ce monde-ci et de quelque manière, déjà, du monde à venir. Et la troisième étape c’est saint Thomas qui l’explique encore : quand on a consommé le corps et le sang du Christ — car c’est fait pour ça — c’est fait pour être consommé : « Prenez et mangez, prenez et buvez. » Et Thomas dit :
« À ce moment-là, qu’est-ce qui reste ? Qu’est-ce qui reste comme grâce ultime de l’eucharistie ? Eh bien, il reste : nous.

Il s’ensuit qu’il ne faut jamais séparer le sublime de ce que l’on voit sur l’autel, le Tantum ergo sacramentum (« Il est si grand ce sacrement ») — comme nous l’avons chanté encore cet après-midi — de cette réalité que nous sommes. Lorsque nous avons reçu le Seigneur, lorsque nous avons été eucharistiés, nous sommes le corps du Christ. Et vous connaissez sans doute ce cantique qu’on chante souvent surtout dans les grands rassemblements : « Devenez ce que vous recevez, vous êtes le corps du Christ. » Et lorsque tout à l’heure à la fin de la messe, vous attendrez sans doute que le Saint Sacrement soit re-déposé au tabernacle, n’oubliez pas que le Saint Sacrement re-déposé au tabernacle, il est en vous. Vous êtes — et c’est pas une image — vous êtes, de sa volonté propre, le corps du Christ. Nous sommes le corps du Christ. Ce qui engage pour nous, effectivement, de cultiver une véritable communion entre nous qui puisse éventuellement rayonner au dehors et au-delà de nous.

J’ai beaucoup parlé de saint Thomas qui a essayé d’expliquer l’eucharistie. Quand on fait de la théologie, il y a toujours un moment où on en passe par là, on explique un peu le Mystère : vous connaissez tous le dogme de la transsubstantiation. On gagne peut-être en explication supposée ce qu’on perd en poésie. Mais enfin, ça existe et ce n’est certes pas inutile. En y repensant et tout en conservant cela précieusement, je me dis qu’il faut tout de même faire attention. Il faut à la fois chercher à comprendre, sans pour autant éviscérer le Mystère. Nos frères orthodoxes sont beaucoup plus réservés que nous. Ils n’aiment pas se perdre en explications. Il y a le pain et le vin, à un moment donné ce n’est plus du pain et du vin, c’est le corps et le sang du Seigneur. Nous prenons au pied de la lettre les mots du Seigneur pour accueillir ce signe, ce sacrement, ce signe symbolico-réel que le Seigneur nous donne, non seulement pour que nous gardions la mémoire de Lui, mais pour que encore cette mémoire, elle nous façonne et que elle fasse fructifier nos vies en œuvres bonnes.

Alors, si nous voulons garder un certain sens du Mystère, je voudrais évoquer en terminant une magnifique figure de sainteté, d’ailleurs aussi pas mal frottée de saint Thomas d’Aquin, qui s’appelle saint Jean de la Croix. Justement, s’agissant des Mystères de la foi, saint Jean de la Croix a un grand sens de ce que c’est et il a une magnifique discrétion. Vous connaissez peut-être le poème de la source : « Je connais une source qui jaillit et qui sourd, mais c’est de nuit. (« Que bien se yo la fonte che mane y corre, aunque es de noche » et dans ces petits versets, saint Jean énonce à la fois, la vigueur, la fraîcheur, la réalité vive de la foi, et à la fin, il reconnaît que c’est toujours dans le clair-obscur. Comme s’il se disait : je suis sûr, mais je ne peux pas mettre la main dessus. Et justement , dans ce beau poème sur la foi, il y a une dernière strophe, consacrée à l’eucharistie. Et saint Jean dit ceci : « Aquesta eterna fonte esta escondida en este vivo pan pour darnos vida… aunque es de noche », « cette éternelle fontaine de vie, elle est cachée dans ce pain vivant pour nous donner la vie, mais c’est de nuit. »

Alors frères et soeurs, pendant cette célébration, demandons au Seigneur l’esprit d’adoration, d’adoration en esprit et en vérité, celle dont Jésus parlait avec la Samaritaine. Approchons-nous du Mystère avec certitude. Tout à l’heure, quand vous vous entendrez dire « le corps du Christ » vous répondrez « amen ». Ça ne veut pas dire « j’ai tout compris, je suis d’accord », ça veut dire : c’est une parole solide, je peux m’y fier et m’y confier.

Lorsque vous approcherez, oui, soyez sûrs de cette foi que nous portons, et approchez, et approchons le Mystère avec discrétion, tout en nous engageant à le laisser porter dans nos existences un fruit de bonté, un fruit de bien, un fruit de justice et toujours par dessus tout, un fruit d’amour.

AMEN