12 juillet 2019 Editoriaux hebdomadaires6 Minutes

Dis-moi, mon cher Tobie, dit l’Archange Raphaël, sais-tu à quelle époque a été peint notre tableau ? Ainsi, depuis quand existons-nous en tant qu’œuvre d’art ? Depuis quelle époque cheminons-nous ensemble, main dans la main, les yeux dans les yeux ? N’en as-tu pas assez de cette vie figée, et de cette contemplation nombrilique entre nous deux ? L’été vient d’arriver, il va durer de longues semaines. N’as-tu pas envie de découvrir un peu le monde ? Regarde ton chien à tes pieds, il frétille de la queue à l’idée de sortir de ce cadre. – Eh bien, faisons-le pour lui, sortons, répondit Tobie ! Vas-y, je te suis… comme d’habitude !

Ce jour-là, les deux personnages sortirent du tableau et disparurent de l’église Saint-Eustache. Ce tableau ne conservait que son décor de fond ! Les guides touristiques furent mis en défaut ! En effet, comment allaient-ils présenter aux touristes cette œuvre désertée par ses sujets ? Dans un premier temps, l’Archange emmena Tobie dans maints endroits du monde où l’homme était malheureux, pauvre, maltraité, exploité, victime de nombreuses guerres, proie de l’esclavage. Tobie se montrait, selon les cas, ahuri, bouleversé, outré, accablé, ulcéré de découvrir « la vie en noir ! » – C’est ça le monde ? Rentrons au plus vite nous calfeutrer dans notre tableau ! – Pas tout de suite, répondit l’Ange, les vacances ne sont pas terminées. Suis-moi !

Et le personnage céleste prit Tobie par la main et le conduisit dans de nombreux endroits du monde où les hommes semblaient heureux, épanouis, riches, repus, gavés, profitant de tout ce qui est possible et imaginable. Son guide l’initia ainsi à « la vie en rose ! ». Tobie jubilait de joie ! Mais cela ne dura pas, car très vite l’Archange lui ouvrit le cœur et lui éclaira l’esprit. Alors son jeune compagnon se rendit bien vite compte que beaucoup de ces gens portaient en fait des masques, dissimulant leur tristesse, leur ennui, leur lassitude, liste à laquelle s’ajoutait un véritable défilé, duplicité, envies, malversations, jalousies, perversité… – C’est ça le monde ? Rentrons subito nous réconforter dans notre tableau de Santi di Tito ! – Pas tout de suite, répondit Raphaël, les vacances ne sont pas terminées. Patience, suis-moi !

Et l’Archange emmena à nouveau Tobie dans la partie de la vie en noir, celle qui l’avait rebutée, à juste titre. Tobie manifesta fermement sa réticence et traîna des pieds. L’Ange lui intima l’ordre d’avancer, et surtout de bien observer. C’est alors que Tobie se rendit compte que, dans ce troisième cas de figure, il retrouvait des hommes de la vie en rose, mais ceux-ci relevaient leurs manches pour aider ceux de la vie en noir, les aidant de leurs richesses, de leur érudition, de leur savoir, de leurs relations, de leur éducation… Et Raphaël fit remarquer à Tobie que les personnes de la vie en rose profitaient en retour du don qu’ils faisaient d’eux-mêmes, et de tout ce qu’ils offraient à ceux de la vie en noir. – C’est ça le monde ? Alors je reste, lança Tobie, appelons ça « la vie de Lumière ! », toi tu retournes tout seul dans le tableau. – Pas question, tu me suis, répondit l’Archange, les vacances vont se terminer, il faut que tu racontes ce que tu as vu, les personnes qui viendront voir le tableau en seront édifiées.

Quand les paroissiens revinrent de vacances ils trouvèrent le tableau transformé. Certains enlevaient leurs lunettes pour mieux voir, d’autres les sortaient de leur poche pour en chausser leur nez. Était-ce bien la même toile ? L’avait-on restaurée ? Quelque chose s’était passé : ses couleurs étaient plus vives, plus précises, plus chatoyantes, plus percutantes, plus rares, plus lumineuses, les deux personnages semblaient vivants, attentifs aux visiteurs. En effet, Tobie et l’Archange Raphaël n’étaient plus figés en un face à face éternel, mais maintenant leurs deux visages étaient tournés vers les visiteurs, ils rayonnaient de lumière et de joie. Personne ne comprit pourquoi. Mais sans doute que chacun eut été édifié de connaître les raisons de ce changement : dans le cas de Tobie, cette heureuse mutation était survenue grâce aux découvertes qu’il avait faites ici ou là dans le monde ; dans le cas de Raphaël, la raison du changement se trouvait dans la sienne satisfaction d’avoir mené à bien sa mission de Messager du Seigneur.

 

Jean-Marie Martin, oratorien, vicaire.

* Tableau : «Tobie et l’Ange »
de Santi di Tito
1536-1603
Chapelle Sainte-Geneviève
à Saint-Eustache.