Au bord d’un puits, lieu singulier dans la Bible quand s’y rencontrent un homme et une femme, un mariage s’ensuit : Isaac avec Rebecca (Gn 24),Jacob avec Rachel (Gn29), Moïse avec Tsiporah (Ex 2). Aujourd’hui ce sera aussi par une alliance que se conclura la rencontre entre le vrai Dieu avec la femme de Samarie.

 

Jésus quitte la Judée pour la Galilée et se trouve alors contraint de traverser la Samarie où vit un peuple composite fait de cinq peuplades déportées et à la croyance mêlée, entre baals et Dieu de Jacob. Ils sont tenus à distance par les juifs qui les considèrent comme des quasi-païens, bien qu’ils aient en partage la Torah de Moïse.

 

Fatigué, Jésus s’assit vers l’heure de midi, la plus chaude. L’heure où personne ne sort de sa maison. « Ce n’est pas sans raison que Jésus est fatigué, ce n’est pas sans raison qu’est fatiguée la Force de Dieu ; car ce n’est pas sans raison qu’est fatigué celui qui refait les forces des fatigués ; car ce n’est pas sans raison qu’est fatigué celui dont l’absence cause nos fatigues, dont la présence nous réconforte ». Ainsi parle magnifiquement Augustin de Jésus, assis à la margelle du puits de Jacob[1]. Lui qui promet le repos « venez à moi vous qui peinez », celui-là même, de la même chair que nous, est fatigué de la route. Fatigué de sentir l’hostilité à son égard, de la tête dure de ses disciples.

La fatigue serait-elle alors un lieu de la vérité de la rencontre ?

Plus de masque possible, plus de puissance supposée autant qu’illusoire. Juste une humanité, vulnérable, marquée de l’élémentaire : boire. Une soif qui dit à elle seule la pleine incarnation de Jésus, jusqu’à la fin, quand sur la croix, il s’écrira « J’ai soif » (Jn 19, 28). Lui qui va être l’eau vive pour la femme de Samarie restera véritablement un homme en sa fragilité jusqu’en son dernier souffle. « J’ai soif », cri d’angoisse du peuple de Moïse au désert, cri de douleur de tant de condamnés, de mourants, mais aussi de désirants. Soif de justice, de paix, de reconnaissance, de respect, de vie.

Jésus, sur cette margelle implore le désir de l’humanité. Seul un homme fatigué, à la chair assumée, peut quémander notre désir et rencontrer une femme esseulée à cette heure du jour, au bord d’un puits.

Comme celui, peut-être d’Etty Hillesum, exterminée à 29 ans à Auschwitz en 1943 : « il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois je parviens à l’atteindre. Mais, plus souvent, des pierres obstruent ce puits et Dieu est enseveli. Alors il faut le remettre au jour. Il y a des gens qui prient les yeux levés vers le ciel. Ceux-là cherchent Dieu en dehors d’eux. Il en est d’autres qui penchent la tête en la cachant dans leurs mains, je pense que ceux-ci cherchent Dieu en eux-mêmes. » Elle qui ose dire, un jour de ténèbres de juillet 1942 : « Une chose… m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi Dieu qui peux nous aider, mais nous qui pourrons t’aider »[2].

Et si c’était ce que faisait déjà notre Samaritaine, aider Jésus ? Elle est là pour puiser. Non de l’eau pour sa soif, ce serait peu de chose au regard des nécessités domestiques auxquelles elle devait faire face : cuisine, linge, maison, bêtes… Non, elle attend une source vive, sous les pierres qui obstruent, celles de la vie, de la réputation. Est-ce pour cela qu’elle comprend si bien Jésus et entre dans une conversation aussi bouleversante qu’inouïe de profondeur avec lui ? Jésus et la Samaritaine parlent la même langue. Elle, considérée comme une païenne, sait déjà, intimement, qui est Jésus.

C’est ce dont témoigne encore saint Augustin à propos de la Bible, qui est selon lui « une chose qui ne se dévoile ni à la pénétration des superbes ni à la simplicité des enfants. Il confesse : je n’étais pas capable d’y entrer, ni de plier ma tête à son allure… Mon orgueil répudiait sa simplicité, et mon regard ne pénétrait pas ses profondeurs. Et c’était pourtant cette Écriture qui veut grandir avec les petits : mais je dédaignais d’être petit ; et enflé de vaine gloire, je me croyais grand. »[3]

Voilà peut-être où nous sommes, « nous croire grands », et ceux qui se pensent lettrés ou avancés plus encore. Mais la femme de Sykar, elle, fait partie de ces petits qui sont grands et pénètrent la profondeur de la Parole et de la vie. Comme le sont tant et tant de femmes et d’hommes au ban de nos sociétés, de nos communautés. Comme le sont aussi nombre des victimes d’agressions sexuelles dans notre Église, épuisées de n’avoir été ni entendues ni crues, et que je rencontre. Ce matin tous leurs visages sont là avec nous.

La Samaritaine sait et dit la vérité quand elle demande à cet étranger « Seigneur, donne-moi cette eau pour que je n’aie plus soif et que je n’aie plus à venir puiser ici. » Elle sait d’un savoir immémorial et intime que Jésus parle de l’eau de sa Parole, de sa bénédiction. Déjà en lui demandant « Seigneur d’où la tiens-tu donc, cette eau vive ? Serais-tu plus grand, toi, que notre père Jacob qui nous a donné le puits et qui, lui-même, y a bu ainsi que ses enfants et ses bêtes ? » elle pose une question subversive pour son peuple : Jésus serait-il plus grand que Jacob, qui autant qu’on le sache, n’a jamais creusé de puits en Samarie. Mais qui est par excellence l’homme accompagné par Dieu, en lien direct et constant avec lui, symbolisé dans le récit de la Genèse par des anges qui montent et qui descendent : Jacob partit de Bershéba et se dirigea vers Harane. Il atteignit le lieu où il allait passer la nuit car le soleil s’était couché. Il y prit une pierre pour la mettre sous sa tête, et dormit en ce lieu. Il eut un songe : voici qu’une échelle était dressée sur la terre, son sommet touchait le ciel, et des anges de Dieu montaient et descendaient. (Gn 28, 12)

La Samaritaine comprend qu’il y a en Jésus plus que Jacob. Qu’elle a devant elle le Christ, le Seigneur et Sauveur qui selon la promesse fait d’elle une croyante, autant que Jacob : « Ils n’auront plus à instruire chacun son compagnon, ni chacun son frère en disant : « Apprends à connaître le Seigneur ! » Car tous me connaîtront, des plus petits jusqu’aux plus grands » (Jr 31, 34). Alors oui, mille fois oui, comme elle le proclame et l’implore, la femme de l’heure de midi n’aura plus besoin de venir puiser dans de quelconques réservoirs ou de devoir se fier à des savants ou des prêtres pour espérer entendre ce que Dieu veut lui dire. Il s’adresse à elle, intimement, directement.

 

N’est-ce pas aussi ce que comprennent ses voisins, quand elle les rejoint et les invite instamment : « Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. » Le « tout ce que j’ai fait » évoque peut-être le nombre de maris, sur lequel d’ailleurs Jésus ne porte aucun jugement, mais il fait signe bien plus sûrement sur ce « faire » qui consiste à adorer Dieu en Esprit et en vérité – et non sur une montagne où qu’elle soit —. Qui consiste à recevoir son souffle de vie, d’avenir, de fidélité dans en son âme, unique, singulière à chacun. En direct. Comme Jacob, notre père. Comme la Samaritaine désormais, notre aînée.

Jésus lui demande à boire, il a soif d’entendre ce qu’elle a à dire car ce sera unique, inouï, y compris pour lui le fils unique, l’envoyer du Père. Même Dieu, plutôt surtout Dieu, ce Dieu qui se fait compagnon, a soif de nous entendre, personnellement, dans le secret du cœur, sans faux-semblant dont il n’a que faire.

Quand la femme de Samarie rencontre Jésus, c’était « comme à une 6e heure » nous dit l’ouverture du récit. Puis Jésus déclare « l’heure vient et elle est déjà là » : c’est l’aube de la 7e heure, celle de la bénédiction de Dieu sur nous, qui que nous soyons, de sa relation, celle où il nous invite à aller, comme nous sommes, vers nos proches, vers les femmes et les hommes de nos quotidiens. La Samaritaine est devenue apôtre, signe d’un Dieu qui se fait source de vie pour tous et espère chacun au creux de lui-même, où déjà il se tient.

 

Rappelons-nous :

Notre Dieu, aujourd’hui même, a soif de nous entendre, dans notre langue intime. Tout peut lui être dit de nos tristesses, de nos angoisses, de nos colères, de nos doutes, nos fatigues, de nos désirs. Il prend tout, recueille tout. Une relation qui nous fait, dès maintenant, messagers et témoins malhabiles mais authentiques de sa vie offerte sans limite à toutes nos soifs, de son humble et constant compagnonnage avec nos vies fatiguées, cabossées et magnifiques.

 

 

Paroisse Saint-Eustache,

Sr Véronique Margron op.

 

[1] Homélie de saint Augustin 15 s. Jn 6-7, Lectionnaire dominicain, tome II, pp. 29-31

[2] Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Paris, Ed. du Seuil, 1995, le 25 août 1941

[3] Confessions III, 5:9

 

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