Ac 12, 1-11 / Ps 33 (34) / 2 Tm 4, 6-8.17-18 / Mt 16, 13-19
Frères et sœurs, cette année, et ce n’était pas exactement à n’importe quel moment de notre année liturgique, nous avons vécu un événement ecclésial majeur avec à la fois la fin d’un pontificat, celui du pape François, dont vous aurez remarqué que c’est un pontificat qui aura été exercé de plein droit du premier au dernier jour : quel que soit son état de fatigue, quel que soit son état de santé, le pape François est vraiment allé jusqu’au bout. Et sans doute que comme moi, vous aurez été touchés de voir ce pontife apparaître sur le balcon de la loggia au matin de Pâques, pour annoncer à ses frères : « Bonnes Pâques ! Buona Pasqua ! » avec le souffle qu’il lui restait et leur donner sa dernière bénédiction urbi et orbi. Dans une belle formule, le cardinal Ricard disait : « le geste très contraint (c’est vrai qu’il ne pouvait pas faire de grands signes de croix), mais le cœur largement ouvert ». Et au moment où nous-mêmes sommes en train de célébrer ici, le Saint-Père Léon célèbre, pour lui-même et avec beaucoup de gens dans la Basilique saint Pierre, cette première solennité des Apôtres Pierre et Paul.
Je voudrais m’arrêter sur les deux, sur le « et » : Pierre et Paul. Mais je commence quand même par Pierre, pour noter quelque chose qui a pu passer inaperçu mais qui est significatif. Quelques-uns se sont avisés de nous expliquer que l’élection d’un pape, c’est un peu comme l’élection d’un président de la République ou comme on dit aujourd’hui d’un CIO, c’est-à-dire un chef d’entreprise, alors que le vrai est un tout petit peu plus subtil.
Le pape n’est pas le fruit purement et simplement, d’une élection, même si prudemment on a jugé qu’il fallait au moins les deux tiers des voix, plus une, pour avoir un pape. Le Père Valdrini, canoniste français qui enseigne à Rome, expliquait dans une interview vraiment intéressante que, ce qui fait le pape c’est que, à un moment donné, l’élection des cardinaux converge vers quelqu’un : celui que le Seigneur a choisi. Et comme vous l’avez remarqué dans les élections papales récentes, on ne tombe pas vraiment sur celui qui avait été donné dans le tiercé-gagnant… ce qu’il faut relever c’est que, une fois que c’est fait, une fois que le nom est sorti (dans le cas
précis : Robert Francis cardinal Prévost), il y a comme un petit espace qui s’ouvre. Et on s’adresse à l’élu pour lui poser la question : « Est-ce que tu acceptes ? »
Et ce qui va faire le pape, c’est ce petit moment où il va prononcer ce simple mot : « accepto ». Et quand il prononce ce mot, il faut bien se dire qu’il n’est pas simplement devant l’assemblée des cardinaux qui l’a élu et devant laquelle il serait comptable, à ce moment-là, l’“heureux élu” — l’expression est peut-être un petit peu optimiste — l’heureux élu, se retrouve seul devant le Seigneur. Et on est fondés à penser que, à ce moment-là, ce qui se passe, c’est que le Seigneur lui-même se tourne vers cet homme dont il va prendre toute la vie pour son Église, pour lui demander une profession de foi : « Et toi, que dis-tu ? Pour toi, qui suis-je ? » Et le Saint-Père devra fournir sa réponse avant que d’aller à son tour, porter la Bonne Nouvelle à ses frères.
De l’homélie qu’avait prononcée le pape Léon lors de sa messe d’inauguration, je retiens cette formule à la fois modeste et tellement enthousiasmante, il nous disait : « Je viens vers vous, comme un frère au service de votre foi, au service de votre joie » (Evangelii gaudium). Un moment important donc que cette mise en présence d’un singulier concret, choisi dans le Collège apostolique, et qui va prendre cette place si particulière de successeur, d’abord de saint Pierre.
Et c’est ici que j’en viens à ces deux figures qui nous sont proposées aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que dans la sainte Église catholique romaine qui est si centrée sur la figure de Pierre, il y a une autre figure dont elle n’est jamais séparée. Et ça, ça dit quelque chose de nous, de notre mode de fonctionnement, de notre manière de comprendre comment le Mystère de Dieu vient jusqu’à nous. Il y a un théologien, Hans Urs von Balthazar, qui avait dit que la « vérité est symphonique ». Et c’est vrai que chez nous, elle n’est jamais monophonique, elle ne sort jamais d’une seule voix. Il y a bien sûr les voix institutionnelles, et ces deux figures que nous contemplons aujourd’hui, Pierre et Paul, sont extrêmement éloquentes ; et puis il y a aussi les innombrables voix prophétiques qui, à travers le monde, portent la Parole de conserve avec les évêques, le Collège épiscopal et le Collège cardinalice.
Regardez simplement le parcours de Pierre et le parcours de Paul, dont on ne peut pas vraiment dire qu’ils aient jamais été les meilleurs amis du monde. Ça n’a pas toujours été le grand amour, sans aucune espèce d’ombre. Pierre, un pêcheur attrapé sur les bords de la mer de Galilée, un pêcheur qui voit le Seigneur Jésus, le repère, et qui va agir comme il le fait toujours : il est assez entier, il va pressentir qu’il peut répondre à ce fameux appel : « Viens, suis-moi ! » Et en même temps, il ne faut jamais oublier ça, Pierre, qui est tellement entier, qui est tellement sincère, c’est-à-dire sans faux-semblants, il y va ! Et pourtant comment ne pas observer qu’il y a toujours chez lui une espèce de retenue ?
Vous souvenez-vous de cette première pêche miraculeuse où, ayant pêché beaucoup de poissons, la première chose que Pierre trouve à dire à Jésus c’est : « Éloigne-toi de moi, je suis un homme pécheur ! » — « Éloigne-toi de moi ! » De même, “rebelote” lorsqu’il s’agira de se faire laver les pieds par Jésus : « Comment, toi, me laver les pieds ! jamais ! » Il y a chez Pierre une vraie résistance, il y a un véritable combat. Lorsqu’il dit qu’il va aller mourir avec le Christ, on n’a aucun doute sur la vérité de son sentiment. Bien sûr qu’il est courageux ! Mais lorsqu’il ne va plus rien comprendre à ce que fait le Seigneur Jésus, il va être comme désarçonné et dépossédé de ses moyens, tant et si bien, qu’il va purement et simplement, on peut le dire, trahir. Il va laisser tomber le Seigneur Jésus. Et c’est ce moment de faiblesse-là qui va être fondateur de sa mission à venir : « Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères ! » « Quand tu seras revenu », c’est-à-dire quand tu auras fait l’expérience de ta faiblesse, que tu en auras tiré peut-être — peut-être — quelques conséquences, alors reviens vers tes frères et n’oublie jamais que tu es pécheur, eux aussi ; tu as eu besoin de miséricorde, eux aussi.
Si l’on en vient à saint Paul, c’est un tout autre tableau qui se dessine. D’abord, parce qu’il entre dans le Nouveau Testament par la petite porte des gens qui détestent tout ce qui peut représenter le Seigneur Jésus. Son bagage est tout autre. Lui, c’est plutôt un sachant, c’est un savant, quelqu’un qui a fait des études, quelqu’un qui est équipé, quelqu’un qui a une Tradition à laquelle il tient : « Pharisien et plus que pharisien, zélé pour la Loi et plus que n’importe qui d’autre », moyennant quoi il ne peut strictement pas comprendre, ni non plus supporter, ce Messie lamentable qui se fait crucifier, qui n’a rien d’un Sauveur et qui, en plus, prend la place de
Moïse ! « On vous a dit (« on » c’est Moïse), moi je vous dis … ». Insupportable !
Et Paul, va lui aussi, pour commencer par être en résistance, en refus, en rejet. Lui, il n’est pas traître, il est ennemi, il est ennemi irréductible, il est ennemi décidé et il est ennemi efficace, il a du sang sur les mains — il a du sang sur les mains. Pierre de quelque manière aussi puisqu’il a laissé son maître livré à son triste sort. Et tout le monde connaît la bascule de Paul qui après avoir été tout entier rejet et refus, va devenir accueil, acceptation, disponibilité, et amour pour ce Messie qu’il va finalement reconnaître.
Je crois très important que nous gardions présent à l’esprit ces deux chemins d’humanité avec le Seigneur. On a si vite fait de les graver dans le marbre blanc. Notre très Saint-Père le pape, dans la succession apostolique le pape Léon est le 267e successeur de Pierre et il a lui aussi un chemin d’humanité qu’il faut lui reconnaître. Quant à saint Paul. Saint Paul, tellement difficile dans l’épître aux Romains…, tellement savant, tellement compliqué…, non ! Apôtres et successeurs d’Apôtres, Pierre comme Paul, il faut les regarder dans leurs chemins d’humanité et surtout il faut les tenir ensemble.
Aujourd’hui, nous fêtons saint Pierre et saint Paul et vous l’avez vu, ce n’est pas le même tableau, pas le même rapport au Seigneur ; ce n’est même pas le même rapport à l’intelligence de la foi. C’est saint Paul qui va travailler le plus pour mettre les premiers mots sur l’expérience chrétienne, sur la foi chrétienne ; c’est saint Pierre, le pêcheur de Galilée qui, par mandat spécial de Jésus Christ, va se retrouver garant, garant de la vérité de l’Évangile, c’est-à-dire de la vérité de la prédication évangélique, de la vérité de la prédication de (je reprends saint Paul) : « L’amour de Dieu révélé dans le Christ Jésus. »
Il y a une deuxième chose que je voulais nous partager ce matin. Outre ces humanités bien humaines, si proches de nous, si proches de notre faiblesse, de nos contradictions, de notre péché, qui se sont laissées rejoindre par le Christ, je voulais parler un peu de nous, au bénéfice de cette célèbre confession de Césarée, avec un tête-à-tête entre Jésus et les siens, mais en particulier saint Pierre qui apparemment se fait la voix des autres. Un Jésus qui est curieux de savoir « mais, qu’est-ce qu’on dit de moi ? » Les « on-dit », ce qui constitue notre nourriture principale aujourd’hui, dans une mesure inédite grâce aux réseaux sociaux (ou anti-sociaux). Les « on-dit », les rumeurs, les fake-news, les innombrables « infos » invérifiables ! Et alors on répond à Jésus : « Certains disent que tu es Élie, d’autres disent que tu es Jérémie, d’autres disent que tu es un autre prophète… », enfin bref, on peut dire à peu près tout et n’importe quoi à vrai dire !
La vraie question, c’est celle que pose Jésus et qui est encore bien traduite et restituée dans le texte que nous avons entendu : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Je reviens à ce que je vous disais au tout début en pensant à cet homme qui à un moment donné de sa vie, se retrouve propulsé comme successeur de Pierre. Et ce qui va le faire pontife, c’est ce qui va justement le faire notre premier frère dans la foi. Et à chacun de nous de nous entendre poser la question, par le Seigneur — parce que c’est bien lui qui la pose : « Pour toi, qui suis-je ? Toi, que dis-tu que je suis ? Pour toi, qui suis-je ? ».
On ne peut pas se contenter de considérer que le Seigneur soit comme une espèce d’accessoire, même sublime, dans notre vie, auquel on se réfère tout le temps sans pour autant prendre la mesure de son mystère réel, concret. Dans notre vie, il est celui qui nous permet d’exister. Parce que le péché nous écrase, parce que le malheur du monde nous écrase, parce que la mort dans le monde, de nos proches, la maladie, etc, tout cela nous met à mal, nous écrase. Le Seigneur est notre releveur, il est notre consolation, il est notre force, encore faut-il — encore faut-il — que nous soyons capables, mais ça c’est un travail contemplatif, de discerner en nous-mêmes, de nous poser devant lui et de savoir où est-ce que nous avons le plus besoin de lui. Est-ce que vous vous êtes avisés que, dans l’Évangile, Jésus ne décrète jamais lorsqu’il se trouve en présence de quelqu’un, fût-ce un malade ou un aveugle, il ne décrète jamais le geste qu’il va faire pour la personne. Même devant un aveugle, il dit : « Qu’est-ce que tu veux que je fasse pour toi ? », « Qu’est-ce que je peux faire d’utile pour toi ? » Il ne préempte pas le désir de chacun ou le besoin de chacun, il attend que chacun, chacune d’entre nous, le discerne, le formule et le lui offre.
Aujourd’hui, lorsque nous fêtons saint Pierre et saint Paul, lorsque nous faisons mémoire de leurs successeurs, à commencer par le premier d’entre eux, nous nous mettons dans les mêmes conditions qu’eux. Ils sont pontifes, c’est vrai, mais ils sont aussi disciples ; nous, nous ne sommes pas pontifes, mais nous sommes disciples. C’est-ce qui nous rassemble tous. Le Saint Père Léon a pris la peine dès le premier jour de nous le dire « Vobis episcopus, vobiscum christianus » : « Pour vous, je suis évêque, avec vous, je suis chrétien. » Du sommet, si je puis dire, le pape (juste au-dessus il y a Jésus quand même), du sommet jusqu’à
la base que nous formons, la force de l’Église, c’est notre conscience de disciples et notre engagement de disciples à répondre à la question que le Seigneur nous pose : « Et toi, que dis-tu ? pour toi, qui suis-je ? », et notre engagement à agir en cohérence avec la réponse que nous faisons au Seigneur : « Tu es le Christ, tu es le Messie de Dieu, tu es mon Sauveur, tu es celui qui me donne la vie. » Tu es aussi Celui qui m’envoie vers mes frères et sœurs.
AMEN
(Depuis l’abbaye de Valognes)