Jeudi Saint, messe du soir EN MÉMOIRE DE LA CÈNE DU SEIGNEUR, 17 avril 2025 — Saint-Eustache

Homélie du frère Gilles-Hervé Masson o.p. (08:56)
Ex 12, 1-8.11-14 / Ps 115 (116b) / 1 Co 11, 23-26 / Jn 13, 1-15)

Tout d’abord frères et sœurs, il est bon, alors que nous entrons — ou que nous sommes déjà entrés — dans le triduum, de nous souvenir que cette année, la date de Pâques est commune à l’Église catholique romaine et aux Églises orthodoxes et d’Orient. Cela n’arrive pas si souvent que cela, notre archevêque hier nous le rappelait lors de la messe chrismale. Et c’est un beau signe d’unité, de communion. Plût au ciel que cela puisse être réalisé plus souvent. À cette considération s’en ajoute une seconde : cette année, nos frères juifs célèbrent la fête de Pessa’h,
alors que nous-mêmes nous célébrons la Pâque du Seigneur, pendant ces trois jours que nous allons déployer avant de laisser retentir à nos oreilles l’Hallelujah du jour de Pâques, l’Évangile de la Résurrection.

Qu’est-ce que l’on peut, ce soir, garder ou relever ? Je note juste une chose : la commensalité, comme écrin d’une grande mémoire ; le fait de se rassembler, de manger ensemble, de partager quelque chose pour garder mémoire d’un évènement qui compte. La commensalité, comme écrin d’une grande mémoire : toute la mémoire de l’Histoire sainte, toute la mémoire de l’Histoire du Salut. La commensalité aussi comme ambition de liberté (repensez à l’Exode). La commensalité encore comme écrin d’un don : celui de la communion que nous avons à bâtir entre nous. Certes, elle nous est donnée mais elle nous est donnée pour que nous en prenions soin, pour qu’elle devienne réalité. Commensalité, écrin de la longue mémoire, terreau d’avenir.

Je pense à cette prière de bénédiction que nous entendons à toutes les messes, et dont nous savons qu’elle est dite au moment de la présentation des dons : « Tu es béni Seigneur Dieu de l’univers (Baroukh ata Adonaï Elohenou Melekh HaOlam…) ». C’est une formule qui parsème toutes les journées de nos frères et sœurs juifs. Toute la journée est comme placée sous un treillis de bénédictions qui rappellent toujours des évènements de l’Histoire du salut, qui rappellent des commandements, qui engagent à des attitudes. Lorsque l’on parle de la bénédiction du repas : la Birkat Hamazon, de quoi fait-on principalement mémoire, surtout à Pessa’h ? C’est précisément de cette libération de la servitude qui a été le salut offert par le Seigneur à son peuple. Un évènement lié à un repas : lors du repas du Seder le plus jeune convive demande : « Pourquoi cette nuit est particulière par rapport à toutes les autres nuits ? » Et alors l’Ancien peut raconter l’Histoire.

Nous aussi, nous avons recueilli cette bénédiction, nous avons attaché un repas, le repas du Seigneur, à la mémoire de ce que le Seigneur a fait pour nous, pour nous affranchir de la mort et du péché, pour rouvrir le chemin d’une communion entre nous qui s’enracine profondément dans la communion en lui.

La commensalité. Se retrouver pour passer un moment de partage. C’est une chose que j’ai dite mille fois et que je redirai encore dix-mille fois : avant d’être une « chose », l’eucharistie que nous célébrons, elle est un « geste ». Son premier nom dans les premiers siècles, c’est la Klasis tou artou, la fraction du pain. C’est le geste de partage que les disciples ont vu le Seigneur faire si souvent. Tant et si bien qu’ils n’ont pas eu besoin d’autre chose pour le reconnaître, lors même qu’ils avaient marché avec lui sans le reconnaître sur le chemin d’Emmaüs. Lorsque Jésus pose ce geste-là, la fraction du pain, tout de suite, ça leur a parlé. Et ça venait de très très loin. Ils avaient passé plusieurs années avec lui, partageant souvent des moments de repas, des moments de multiplications des pains. Ils avaient la mémoire de ce geste déjà en eux et, petit à petit, ils en ont eu une intelligence toujours plus grande.

Comment ne pas remarquer ce soir que, alors que vous célébrons la messe in Coena Domini, la messe de l’institution de la cène du Seigneur, l’Église a choisi de nous en donner la version johannique. Et Jean nous met en présence de ce geste qui, à un bref moment dans l’histoire de l’Église, a été un sacrement qu’il n’est plus, mais qui reste un signe tellement parlant, qui nous dit ce que signifie profondément l’eucharistie.

J’aime à rappeler, pratiquement chaque fois que je prêche sur Jean chapitre 13e, cette formule ’un de mes frères qui était alors diacre cette année-là au couvent de Rangueil. Il avait prêché pour la messe du Jeudi saint. Les premiers mots de son homélie m’avaient marqué : « Jésus Christ nous sert, Jésus Christ nous sauve. » en effet, le service qu’il nous rend, c’est de nous apporter consolation, guérison et tout ce que nous pouvons mettre sous le nom plus vague sans doute, et un peu impénétrable, de « salut ».

Alors ce soir, nous entendons le Seigneur. Le Seigneur, lorsqu’il institue l’eucharistie dit à ses disciples : « Regardez ce que je fais, entendez ce que je dis et refaites ce que je fais, en mon nom. » De la même manière, lorsqu’il lave les pieds de ses disciples, il leur dit : « Regardez ce que fais et refaites-le à votre tour, en vous lavant les pieds les uns aux autre. » Pas les supposés « supérieurs » aux supposés « inférieurs » même si c’est un peu le plis qu’on a pris. Non : le Seigneur nous met sur une ligne d’horizontalité ou pour le dire autrement, de fraternité. Il s’agit de nous laver les pieds les uns aux autres, de nous servir les uns les autres.

Frères et sœurs, en entrant plus avant dans ce triduum, nous pensons — et nous ne pouvons pas ne pas penser — à ceux et celles pour qui il a une signification toute particulière : les catéchumènes. Ici, à Saint-Eustache : Pierre, Mahaut, Quentin et Emilio. Samedi soir ils recevront le baptême, la chrismation et l’eucharistie. Mais nous pensons aussi les uns aux autres. Et c’est ensemble, vraiment, que nous traversons ces jours saints qui constituent une unique,
comme une unique célébration. Vous noterez que cette messe que nous célébrons n’aura pas de conclusion : à la fin de la messe, après la communion, nous allons basculer vers un autre moment, dans le silence, nous allons nous rendre avec les présanctifiés (c’est à dire les hosties qui ont été consacrées ce soir pour la célébration de demain), à la Chapelle de la Vierge. Là, nous prendrons le temps de nous mettre en présence du Seigneur et déjà nous allons basculer vers le Vendredi saint, et nous allons continuer de traverser tous ces jours, ces brefs trois jours qui vont
nous conduire jusqu’à la Résurrection.

À nous de nous mobiliser, à nous d’être attentifs les uns aux autres. À nous de recevoir le don de la Parole du Seigneur, écoutée ensemble, éventuellement partagée, prolongée dans le silence mais aussi prolongée dans le service.

En concluant, j’’évoque simplement et je re-cite ce que le Seigneur nous dit essentiellement ce soir : « Comprenez-vous ce que je viens de faire pour vous ? » — et manifestement, ils n’ont pas compris — « Vous m’appelez “maître’’ et “ Seigneur ” et vous avez raison, car vraiment je le suis. Si donc moi, le Seigneur et le maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez vous aussi comme j’ai fait pour vous. »

C’est le testament du Seigneur. Pas si facile ! Il n’est pas si étonnant en fait que Pierre « se rebiffe ». Il se peut tout à fait que, en nous, il y ait des choses qui résistent au commandement du Seigneur. Alors la question qui se pose c’est : ce soir, durant tous ces jours, et au moment de la Pâque, est-ce que nous allons nous laisser approcher par le Seigneur ? toucher par le Seigneur ? sauver par le Seigneur ? À chacun de nous de faire le nécessaire pour lui être le plus hospitaliers possible, et entrer vraiment dans la grâce pascale.

AMEN