jeudi, 33e Semaine du Temps Ordinaire
19 novembre 2020
Homélie du frère Gilles-Hervé Masson o.p (9:40)
Ap 5, 1-10 / Ps 149 / Lc 19, 41-44
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Ainsi donc nous retrouvons aujourd’hui et tout est centré sur elle, nous retrouvons Jérusalem. Nous n’oublions pas que Jésus et nous avec lui, est sur une trajectoire, cette trajectoire dont on nous a signalé le commencement au chapitre 9 et au verset 51, lorsque Jésus « prend résolument de chemin de Jérusalem » ou encore, comme on le lit parfois, « tourne sa face vers Jérusalem ». Et débute alors comme une ascension qui va le conduire jusqu’au lieu de son témoignage ultime, de sa Passion, de sa mort et de sa résurrection.

Je dis Jésus… j’ajoute : « et nous avec lui » ! « Nous », disons dans la personne des disciples d’abord, des proches qui vont être amenés à faire le voyage avec lui ; nous, et tous ceux et celles que Jésus va rencontrer chemin faisant, avec lesquels il va continuer d’échanger ; certains recevant sa parole, certains se laissant simplement intriguer, d’autres résistant, et d’autres refusant ; et puis nous aussi, aujourd’hui, dans notre chemin plus personnel, puisqu’au fond on peut considérer que chacun d’entre nous va vers sa propre Jérusalem. J’aime bien citer cette formule de saint Bernard qui parlant des religieux, mais on peut l’appliquer à chaque chrétien, disait : « Un religieux c’est quelqu’un qui a la face de celui qui va vers Jérusalem. »

Jérusalem c’est le point d’arrivée de la quête, de la geste de Jésus ici-bas ; Jérusalem c’est aussi au fond, le point de mire de notre propre accomplissement. Je ne sais pas si Jérusalem est encore aussi prégnant dans nos esprits que peut l’être Rome, par exemple ? Sans parler de villes qui sont aujourd’hui beaucoup plus oubliées mais qui ont été (et je devrais dire : qui demeurent !) importantes : Antioche par exemple, le premier épicentre du développement des chrétiens à l’extérieur de Jérusalem. Mais Jérusalem a un statut tellement particulier : cette citée qui a été conquise par David au 10e siècle ; cette cité où l’on reconnaît la ville de Melchisédek, et que l’on identifie même avec le mont Moria, où Abraham offrit son sacrifice (même si les Samaritains disent que c’était plutôt le Mont Garizim). Jérusalem qui est la demeure du Seigneur depuis le transfert de l’Arche et la construction du Temple ; Jérusalem qui est la ville sainte, le centre spirituel du peuple de Dieu au point que sa destinée, son histoire, représente la destinée, l’histoire du peuple d’Israël.

Je ne résiste pas à vous citer un petit passage du dictionnaire encyclopédique du judaïsme qui exprime tout cela :

Cité choisie par Dieu, Jérusalem en vint à symboliser les valeurs et les aspirations les plus sublimes du judaïsme, elle fut largement célébrée par les prophètes et dans les Psaumes. Isaïe appelle Jérusalem « Ville de la justice » et affirme que : « De Sion provient la loi et de Jérusalem la parole de l’Éternel » (Is1, 26;2,3 ). Jérémie prophétise que « dans l’avenir on appellera Jérusalem ‘‘trône de l’Éternel’’ et toutes les nations conflueront vers elle » (Jr 3,17). La tradition biblique fait également montre d’une grande admiration pour la beauté de Jérusalem. Dans le Cantique des Cantiques (6,4), l’être aimé est comparé à la Ville sainte, sa grande beauté et sa noblesse sont exaltées dans de nombreux passages […]

On pourrait continuer la citation, je m’en tiens à cela, cela en dit suffisamment long sur ce que peut représenter Jérusalem : magnifiée par les prophètes et pleurée aussi par les prophètes. Ici on voit Jésus pleurer, comme il l’a fait au chapitre 11e de l’Évangile selon saint Jean sur Lazare. Et pourquoi est-ce que Jésus pleure ? Eh bien, parce qu’il voit déjà, il comprend déjà, que le rendez-vous risque d’être manqué ; rendez-vous avec l’accomplissement de ce que le Seigneur a promis. Jérusalem, ça veut dire « Yeroushalaïm : ville de paix », comme Melkisédek était « roi de justice », «  roi de Salem », c’est à dire «  roi de paix » lui aussi.Et c’est le rendez-vous avec la paix, le rendez-vous avec le shalom que Jésus apporte qui va être manqué. Pourquoi ? Parce que, et la formule est belle et il faut la noter :  Jérusalem ne reconnaît pas ce jour qui donne la paix.

Jérusalem, pas plus que tous ceux et celles qu’on a pu voir jusqu’ici, même pas plus que les disciples les plus proches de Jésus, ne saisit ce qui se passe en elle. C’est ce qui nous vaut cette lamentation du Seigneur Jésus au coeur de laquelle il dit par anticipation ce qui va arriver, à savoir que si ce n’est pas le shalom c’est-à-dire la paix, c’est-à-dire l’intégrité, alors ce sera le contraire, ce sera le contraire du shalom. Le contraire de la paix, ce sera la guerre et le contraire de l’intégrité, eh bien, ce sera la destruction ; et le contraire du corollaire de la paix qui est la joie, eh bien ce sera la tristesse, ce sera la lamentation, ce sera dit-il l’anéantissement, il ne restera rien, il ne restera pas pierre sur pierre ! Pourquoi ? « Parce ce que tu n’as pas reconnu (il parle à Jérusalem) le moment où Dieu te visitait »

Jérusalem est ainsi pour nous cette figure qui polarise le terme de notre vie spirituelle, et en même temps lorsque nous lisons l’Apocalypse, Jérusalem y perdure, Jérusalem encore et toujours. Mais c’est une Jérusalem nouvelle et c’est une Jérusalem qui a une caractéristique sur laquelle il faudra certainement revenir, c’est le fait que dans la nouvelle Jérusalem : « de Temple il n’y en a point … ». Pourquoi ? Parce que l’on est passés très au-delà du sacrifice, on est passés très au-delà de ces relais, des ces signes que le Seigneur avait mis sur notre chemin pour que nous puissions le reconnaître, pour que nous puissions reconnaître les rendez-vous que nous avions avec lui, et les honorer.

Oui, tous ensemble, nous marchons vers Jérusalem. Je pourrais presque dire pour Jérusalem ce que j’ai dit un peu souvent ces temps-ci à propos du Royaume : Au fond, tous les rendez-vous que nous avons avec le Royaume, ce sont des rendez-vous que nous avons avec Jérusalem, ce lieu où un ordre est donné, ce lieu où un enseignement est donné, ce lieu d’où vient une parole, ce lieu où est offert le sacrifice de chaque vie de croyant, ce lieu où est offert le sacrifice du Christ qui récapitule absolument tout. Jérusalem est pour nous ce rendez-vous que nous avons à chaque pas avec la volonté du Seigneur.

Au fond, lorsque nous lisons ce passage, lorsque nous voyons Jésus se laisser aller à cette déploration sur Jérusalem, eh bien ce à quoi nous sommes invités, c’est vraiment l’attention – l’attention. Faire attention, être attentifs, car le Seigneur nous visite. Et l’invitation que je nous fait, c’est bien de vivre en régime de visitation, reconnaissant que, à chaque pas, le Seigneur vient vers nous, pour nous offrir la paix qui vient de Dieu, l’intégrité qui vient de Dieu, et son corrélat, à savoir, la joie que le Seigneur veut nous donner.

C’est assez vite fait à l’échelle d’une vie, comme à l’échelle de la grande Histoire, de passer à côté des rendez-vous que le Seigneur nous offre ou qu’il nous assigne. Alors, eh bien soyons attentifs, marchons constamment vers Jérusalem, gardons le mystère de la figure de Jérusalem constamment devant nos yeux, un peu à l’image de ce qu’évoquait ce texte que je lisais à l’instant tiré plutôt de la tradition juive, mais qui peut vraiment parler à notre cœur, qui parle à notre cœur, puisque, avec Jésus, en lisant le chapitre 19 de l’évangile selon saint Luc, nous sommes aux portes du lieu où tout va se jouer.

A l’inverse de ce qui désole Jésus par rapport à Jérusalem, soyons de ceux et de celles qui reconnaissent et qui attestent que le Seigneur nous a visités pour nous apporter sa paix. Paix donnée une fois pour toute mais, de notre côté, jamais acquise une fois pour toutes et dont, donc, il faut prendre soin. Paix aussi qui procure la joie. Et c’est parce que nous voulons demeurer – a fortiori dans ces temps qui en manquent tant – dans la joie du Seigneur (et la partager) que nous accueillons et cultivons avec attention sa paix telle qu’il nous la donne. C’est ici Saint Jean (Jn 14) que l’on entend :

« Je vous laisse la paix, C’est ma paix que je vous donne;
Je ne vous la donne pas comme le monde la donne.
Que votre coeur ne se trouble ni ne s’effraie » .

AMEN.